Il y a pourrait-on dire une infinité de qualités de silence. Celui qui suit Mozart et qui serait encore de lui, celui qui fait point d’orgue aux vérités bien assénées, les silences mondains où, sous des modalités et ordonnancements souvent propres à chaque monde, on tient au silence ce qui pourrait s’ébruiter dans les mondes contigus, les silences d’identité, de comités ou de circonstances et, pour ne pas multiplier les exemples, les silences musicaux. Où on est commis à respirer.

 Et en cette infinité, les plus délicats peut-être, sont ceux que nous appellerions les silences intermédiaires. Des silences qui ne font cadeau d’aucune certitude : ni phénoménologique, celle de se trouver face à un connaissable, ni identitaire, celle de prendre part à un groupe, une circonstance, ni même expérimentale. Parce que ces silences-là nous requièrent à lutter, à nous défendre, à parier plutôt que constater. A faire face à l’angoisse plutôt que nous mouler.

 Le plus attendri de ces paris de silence, en climat tempéré, est celui de la parole en train de se faire chez l’enfant. A qui l’on prête de comprendre, plus ou moins, de signifier, c’est à dire « parler », plus ou moins bien et en général, de jouer de ces facultés objectivées avec une certaine malice. Qui lui est elle seulement baillée car il faudra qu’il ne la rende avec intérêts une fois comme on dit, « le langage installé ». En apprenant, entre autres, et produisant des preuves de savoir, ceci avec la profonde gravité qui sied à l’éducation et ses rites. En fait, quel que soit le champ où se porte le regard, un des fondements d’une société humaine est de parier sur les enfants. Et si elle est humaine, d’articuler ce pari-là autour de la parole. Parce que face à l’enfant, la parole nous apparaît en devenir, au moins en perspective, d’instrument et d’échange.

 Cependant, il est d’autres silences intermédiaires, d’autres paris. Que l’on pourrait eux aussi lier à la présence de la parole et ses déclinaisons ressenties. Celui par exemple, du groupe qui se défait, où la parole s’estompe faute de parleurs et où souvent, le dernier, qui est bien sûr chacun du groupe défait, chacun retournant à lui-même, tente de finir certaines conversations en convoquant les présents désormais manquants par l’imaginaire. Ou bien attend de trouver de nouveaux parleurs pour refaire le match ou la conversation. Il s’agit là d’un silence intermédiaire qui peut néanmoins être médié à nouveau en recréant les circonstances de parole qui se sont défaites. Il s’agit d’un pari circonstanciel dont les enjeux de manque sont rarement irréversibles. Et dont l’angoisse peut être affrontée par l’anticipation de rejouer des circonstances proches ou similaires.

 Mais il est un silence intermédiaire plus complexe encore : celui où ce ne sont plus les circonstances, affectives ou sociales, qui s’évanouissent au profit d’autre chose mais un silence qui nous impose l’impression de ce que ce ne soit la parole elle-même qui disparait. Le parleur est là, présent, il n’est pas en coma, il émet des signes, que nous recevons mais qui déliés d’un substrat articulé, ne font que mieux nous rappeler au défaut de leur liant phonématique, à l’absence ou la défaillance d’une enveloppe où les organiser pour les faire entrer en un processus sémantique. Une enveloppe où faire sens se pourrait. En deçà même des significations que nous nous délectons à articuler, il suffit au sens d’être possible pour éviter l’angoisse, à peu près. A moindres frais. Mais si le sens se refuse, si les signes déliés insistent à échapper à une enveloppe ou mitonner de leur conférer sens, de les faire siens, d’en extraire les sucs d’identifications et bénéficier d’une boucle, d’un retour confirmant qu’on s’est compris, viennent l’angoisse et le dénuement ! Si le sens fait défaut, comme surgissement ou comme attente, et on sait que vis à vis de lui ces deux moments ne s’inversent l’un dans l’autre sans césure, sommes-nous démunis ! Et les signes, en risque de devenir douloureux. Car à interpréter séparément. Hors faisceaux.

 Il faut dire peut-être, que notre définition de la parole est le fruit d’une puissante habitude. Quand un enfant nous tourne le derrière vexé et sans un mot, on dit qu’il boude. Et il ne faut finalement qu’un psychanalyste ou un machin tordu dans le genre pour prétendre que là encore, boudin ou pas, il ne parle ! Avec son corps, avec son tonus, ses postures, ses traits, avec l’espace qu’il scande en ne faisant plus face à qui l’a contrarié… Et que tous ces signes n’aient valeurs de parole parce qu’ils sont interprétables ensemble, ombiliqués. Déplaçables en un même sac à identifications. Et si le juge boudin vient se planter là, c’est parce que par habitude, en une acception automatique, parler requiert d’articuler des sons phonématiques avec sa bouche, non de chorégraphier du boudin avec son cul ! Et pourtant, il parle puisqu’on l’interprète !

 Que serait dans certaine imagerie, entretenue, un psy non soixante-huitard ? Un psy qui ne trouverait pas d’excuses à un mioche capricieux incapable d’avouer ses torts et reconnaître ses méfaits, ou l’inverse, et pis encore, infichu de se rappeler Marignan ? (En 1518, un 11 novembre). Un psy qui, pour bricoler lesdites excuses, ne trouverait pas à compliquer les choses de manière à ce qu’une vache n’y trouve plus son veau et une légitime rodomontade son légitime objet ? Ce serait un psy têtu sans doute (j’en connais personnellement), et qui insisterait pour dire que le prévenu-boudeur est le fruit d’une interprétation fonctionnelle en trois temps logiques où les signes demeurent ombiliqués par une tension d’attente, où l’enveloppe sémantique du boudin satisfait aux nécessités des deux parties,
– « et maintenant voilà que tu boudes ! » (énoncé dodelinant du bonnet, regard au plafond, métaphore des yeux au ciel)
– « à cause de toi ! » ou, équivalent fonctionnel valant aussi pour confirmation, « même pas vrai ! » (rétorqué regard noir) et où se réalise, condition finale et indispensable, le bouclage d’une rétroaction confirmatrice où chacun retrouve une étiquette, un quant-à-soi habitable. Et la jouissance d’être fondé. Le bonheur d’avoir raison : de gueuler comme de bouder !

 Donc, pourrions-nous considérer que parler ne se limite pas aux sons vocaux mais pourrait aussi se définir autour de trois conditions parfois seulement scéniques ou logiques, au lieu de sonores : que des signes ne soient émis à adresse tendue à leur réception, puis réunis dans une enveloppe, une cuisine du sens, partagée, au moins par opportunisme à éviter l’angoisse et enfin, que le produit à émerger de cette enveloppe ne fasse suffrages aux deux parleurs. Ne serait-ce que pour convenir d’un désaccord. Devenu confirmation de ce que chacun n’ait eu lieu et place de parleur au regard de l’autre.

 Et notre troisième silence intermédiaire de n’en échapper hélas que mieux à ces trois conditions : les signes sont émis (l’absence de signe en étant un, souvent de l’ordre de l’alerte, lié à une angoisse renforçant l’attente de signes) mais demeurent difficiles à réunir et résistent au sens confirmateur. Chaque signe saisi ou reçu menace de faire sécession et ce qui s’avance n’est autre que l’éparpillement ! Général, puisque le parleur-émetteur ne peut être rassemblé, entendu comme rassemblé et puisque le parleur-adresse est lui aussi disséminé dans son entendement du fait d’identifications laissées en panne de liaisons potentielles par une enveloppe unificatrice faillante. Une expérience qui ne laisse souvent qu’un malaise difficile à dépasser. Notamment parce que la boucle n’a pas fonctionné et que le parleur-émetteur et le parleur-adresse n’aient pu prendre chacun la place de l’autre en se mouvant psychiquement en un même « espace dédié », un même espace d’identifications. Un déplaisir qui va faire angoisse car la situation ou le schème ne menacent dès lors eux aussi de se reproduire pour engendrer les mêmes effets. Tout le monde est éparpillé par ce silence intermédiaire-là !

 Et il n’est que très difficilement soluble dans le un à un autrement que par une dialectique défensive de directivité et repli ou refus : la personne qui « ne parle pas » est de plus en plus activement prise en charge, guidée jusque dans les choix qui lui sont pour tout ou partie confisqués et ne s’exprime plus ou n’est plus reçue qu’à l’appui du symptôme. Renforçant lui-même toujours plus avant le cercle engagé. Et celle qui éprouve le manifeste de ce silence au quotidien, de risquer de finir par décider purement et simplement pour elle ! Sous couvert de ratiocinations et bonnes raisons et surtout, au bénéfice attendu d’éviter un échange douloureux.

 La personne qui ne parle pas est le lieu identifié de cette dissémination des signes qui fait souffrance et petit à petit, on admet, l’institution admet qu’elle ne soit plus que la marionnette silencieuse et si possible, docile, de tout le bien qu’on lui voudrait sans le pouvoir. Et le silence, qui était le réel filtrant de la maladie, devient règle de silence, comportement-moule, identité. Requise au profit d’un agir où plus personne ne se risque plus à parler. Pas même qui en serait capable mais éprouve le risque de s’y avancer comme déplacé, ou vain. D’expérience, comme on dit.

 Lorsqu’on revendique cette expérience-là, on cherche et anticipe le cercle. Pour s’y rassurer, pour y choisir ses répétitions, en conservant celles qui seraient satisfaisantes. Celles dont on connaîtrait la faculté à générer des situations de plaisir ou au moins, de déplaisir minimum. Et en ce dernier cas si possible, des situations payables d’une contrepartie de maîtrise. De désamorçage, d’invocation… Et ce cercle-là, où on ne parle pas parce que ça ne marche pas, devient un objet institutionnel : il s’institue en pis-aller partagé, en aire d’évitement pratique. Où tout devient agir, automatisme de contournement. Et un silence de surcroit, de culpabilité, une ombre de mort, de s’installer aussi. Comme un brouillard.

 Bien sûr, le tableau ainsi tiré vers les tensions limites du phénomène peut-il paraître un peu forcé, dans le terrible, mais si on n’en arrive pas là de suite, ou pas toujours, demeure de se demander comment on peut lutter contre cette lentille divergente que certain silence oppose aux signes. En estompant les conditions mêmes de la parole. Comment créer et disposer une contre-lentille, convergente, et qui permette à nouveau à la personne en difficulté de s’exprimer, d’être à nouveau interprétable. A nouveau parlante, avec le peu ou le pas de voix articulée qui est aussi ce qu’elle est au monde. Une nouvelle lentille qui nous permette à elle et nous de faire comme si, comme si ce silence intermédiaire ne s’était pas introduit entre nous, avec sa puissance de ravage.

 Cette lentille convergente est concevable comme prothèse logique, réalisée à plusieurs. Puisque seul(e) face à elle, il est difficile de recevoir ensemble des signes partant en brume, difficile de les rassembler pour faire sens, pourquoi ne pas s’y mettre à plusieurs ? La fonction de faisceau ou d’ombilic des signes est d’abord de les tenir en proximité suffisante pour les faire vibrer en conflit, pour les mettre en relation, les comparer, les peser les uns aux autres. Ce que nous appelons discordance, le récit d’une situation triste sur un ton enjoué par exemple, est le modèle instrumental de ce faisceau, de cet ombilic. Mais encore faut-il que ces signes, physiques, phonématiques, tonals, affectifs (…) ne soient suffisants ! En nombre et en contemporanéité, pour que le faisceau ne soit. Reçu comme tel, au moins. Et n’ouvre à une lecture interprétative. Dans le cas où d’un ordre à l’autre ou en un même ordre les signes se contrarient, on peut avancer une discordance. Ou une manœuvre pour égarer l’autre, pour qu’il n’y perde son latin, son français et les pages roses. Ce qui est un ressort important du comique de scène. Mais dans le cas où les signes sont trop épars ou rares, ou difficiles à réunir, le moment de cette conflictualisation, de cette opposition magnétique des signes risque de devenir simplement  impossible.

 Sauf si à plusieurs, chacun titulaire de signes saisis çà et là, on parvient à reconstituer, en temps différé, l’ombilic de signes qui ouvre à la lecture interprétative. Une lecture certes différée, et collective, mais qui petit à petit, nourrira l’enveloppe sémiotique de travail et la fonction interprétative de chacun. Et la personne elle-même, dispersée par le regard en rais épars que sa difficulté nous imposait de lui porter, de se trouver à nouveau rassemblée par l’exercice redevenant possible et effectif de l’interprétation.

 Voilà notre lentille convergente ! Instituée d’autant de dioptres associés qu’il y ait de personnes autour de la première au quotidien, et qui créent cette convergence parce qu’elles se réunissent pour conflictualiser et lire à nouveau ce que la première nous adresse. Et il y a mille manières, mille biais institutionnels de créer cette lentille : si elle trop complexe à mettre en œuvre autour de son seul objet énoncé, si le lieu n’est pas symboliquement à la clinique collective, coopérative, nombre de métaphores s’offrent ! De la tourner par exemple, autour d’un atelier à médiation, un atelier dramatique, scénique, musical, graphique (…) auquel personnes prises en charge et personnels ne puissent participer ensemble. Autour simplement, des gestes du quotidien et leurs accompagnements, et leurs infinies ergonomies partagées possibles (différentes de leurs praxis sécuritaires obligées). Cette configuration interprétative restaurée devient possible pour peu qu’on en déplie le temps, qu’on ne se dote du peu de moyens nécessaires : en commençant par ouvrir un moment d’échange de surcroit, où inviter (seulement inviter) les personnels à se parler hors les défenses et contraintes de la stricte production des services. Des règles, procédures et devoirs à les réaliser. Un moment, autre, ouvert, organisé pour l’être.

 La parole absentée nous met en douleur, et cette dernière n’est certes pas le meilleur miroir à opposer à la personne qui porte la difficulté. Tout le temps, celui de la voir, celui de la regarder, le temps même de l’imaginer. Alors, peut-être est-il encore de notre travail, de notre humanité entre les tâches, de tenter de recomposer les conditions que la maladie a mis au silence. De restaurer la logique de postulat qui fait que nous ne soyons irréductiblement un être-qui-parle.

 Parce que, boudin ou pas, phénoménalement, c’est cela être humain : l’impossibilité d’échapper à la parole ! A cet irrémissible symptôme. De vie humaine. Et qui comprend la solidarité et la responsabilité sans conditions qui fait que nous ne déchoyions jamais ! Qui fait que chacun, plus ou moins souffrant, vivant ou mort même, ne reste à jamais consubstantiel de cette espèce fragile, existante et parlante. L’espèce humaine.

Michel Dietrich.